Lettre à un ami journaliste
Le désir de voir encore mon père sur cette terre, m'a fait tenter l'entreprise la plus audacieuse que j'ai jamais tentée. Il m'a fallu plus de résolution qu'à Strasbourg et Boulogne, car j'étais résolu à ne plus supporter le ridicule qui s'attache à ceux qu'on arrête sous un déguisement, et un échec n'eut plus été supportable. Mais enfin, voici les détails de mon évasion:
Vous savez que le fort était garder par 400 hommes qui fournissaient une garde journalière de 60 soldats placées en sentinelles au dehors du fort ; de plus, la
porte de la prison était gardée par trois geôliers, dont deux étaient toujours en faction. Il fallait donc passer devant eux d'abord, puis traverser toute la cour intérieure, devant les fenêtres du commandant. Arrivé là, il fallait passer le guichet où se trouvait un soldat de planton et un sergent, un portier consigne, une sentinelle et enfin un poste de 30 hommes.
N'ayant voulu établir aucune intelligence, il fallait fatalement avoir recours à un déguisement. Comme on faisait réparer plusieurs chambres du bâtiment que j'habitais, il était facile de prendre un costume d'ouvrier. Mon bon et fidèle valet de chambre, Charles Thélin, se procura une blouse et des sabots. Je coupais mes moustaches et je pris une planche sur mon épaule.
Lundi matin, je vis les ouvriers entrer à six heures et demie ; lorqu'ils furent à l'ouvrage, Charles porta à boire dans une chambre, afin de les empêcher de se trouver dans mon passage, il devait aussi appeler un gardien en haut, tandis que le docteur Conneau causerait avec les autres ; et cependant, à peine sorti de ma chambre, je fut accosté par un ouvrier qui me prit pour un de ses camarades. Au bas de l'escalier, je me trouvais face à face avec un gardien. Heureusement, je mis ma planche que je portais devant la figure. Je parvins dans la cour, tenant toujours ma planche du côté des sentinelles et devant les personnes que je rencontrais.
En passant devant la première sentinelle, je laissais tomber la pipe que j'avais mise à la bouche ; je m'arrêtais pour en ramasser les morceaux. Je rencontrais alors l'officier de garde, mais il lisait une lettre, et ne me remarqua pas. Les soldats au poste du guichet semblèrent étonné de ma mise ; le tambour se retourna même plusieurs fois. Cependant le planton de garde ouvrit la porte et je me trouvais hors la forteresse, mais là, je rencontrais des ouvriers qui venaient à ma rencontre et qui me regardaient avec attention. Je mis bien ma planche de leur côté ; mais ils paraissaient si curieux que je pensais à peine pouvoir leur échapper, lorsque je les entendis s'écrier : Oh!, c'est Bernard. Une fois dehors, je marchais rapidement vers la route de St-Quentin. Peu de temps après, Charles, qui la veille avait retenu une voiture pour lui, me rejoignit et nous arrivâmes à St-Quentin. Je traversais la ville à pied, après m'être défait de la blouse. Charles s'était procuré une voiture de poste, en prétextant une course à Cambrai. Nous arrivâmes sans encombre à Valenciennes, où je pris le chemin de fer.
Je m'étais procuré un passeport belge, mais on ne me l'a demandé nulle part.
Pendant mon évasion, le docteur Conneau, toujours si dévoué, restait en prison et faisait croire que j'étais malade, afin de me donner le temps de gagner la frontière. J'espère qu'il n'aura pas été maltraité. Ce serait pour moi une grande douleur, vous le comprenez
Mais mon cher ami, si j'ai éprouvé un vif sentiment de joie lorsque je me suis vu hors de la forteresse, j'éprouvais une bien triste impression en passant la frontière. Il fallait pour me décider à quitter la France, la certitude que jamais le gouvernement ne me mettrait en liberté, si je ne consentais pas à me déshonorer. Il fallait aussi que j'y fusse poussé par le désir de tenter tous les moyens pour consoler mon père dans sa vieillesse.
Adieu cher ami. Quoique libre, je me sens bien malheureux. Recevez l'assurance de ma vivie amitié, et si vous le pouvez, tâchez d'être utile à mon bon Conneau.
Louis Napoléon.